La communication des (fausses ?) bonnes intentions
Billet à impact #5, ou comment la frontière entre authenticité et opportunisme est parfois bien fine.
Note :
Ce Billet à impact a été rédigé fin février 2020, juste avant que la pandémie ne prenne de l’ampleur en France. Je n’avais pas voulu le publier une fois la crise commencée. Ce texte ne parlait pas de ce qui préoccupait le monde entier, il ne me semblait pas légitime.
En le relisant aujourd’hui, je me rends compte non seulement à quel point il est salvateur de parler d’autre chose, de se rendre compte que le monde ne s’est pas arrêté de tourner, mais également que les sujets qu’il aborde sont toujours (si ce n’est encore plus) d’actualité.
A vous d’en juger.
Ce n’est plus un sujet, c’est un état d’esprit qui a infusé dans toute la société : le monde tel que nous l’avons connu se délite, disparaissant progressivement à cause de l’action des humains.
Certains ont théorisé les risques de l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle (collapsologie). Cause d’anxiété pour beaucoup, opportunité de revoir notre système économique et social pour d’autres, si ce mouvement ne traite pas vraiment de la fin du monde, il prédit la fin de la société telle que nous la connaissons. Sauf que nous, communicants, parfois à notre corps défendant, faisons partie de cet écosystème. Nous nous en nourrissons même.
Alors pourquoi et comment continuer si tout s’effondre ?
On peut se poser la question. En tant que métier considéré comme un bullshit job, nous avons déjà souvent une sensation de perte de sens, alors si en plus on sait à l’avance qu’on fonce droit dans le mur…
Mais entre la recherche collective et individuelle de sens et la prise de conscience de certaines entreprises de leur impact global, on peut se dire qu’il y a de l’espoir.
A nous de naviguer en eaux troubles et sortir la tête de l’eau de temps en temps pour ne pas tomber dans la caricature de nous-même.
Le marketing du bonheur, ou le bonheur pour les marketers ?
Plus le monde (ou plutôt Homo sapiens) court à sa perte, plus les humains cherchent le bonheur comme le Saint Graal. Et les entreprises l’ont bien compris.
Yoga, méditation, retraite (au vert), ateliers Do It Yourself ou découverte de l’artisanat, objets connectés dédiés au “bien-être”… bref, notre bonheur et les valeurs associées (authenticité, simplicité, voire frugalité) sont devenus l’objectif N°1, quitte à passer outre certaines contradictions (peut-on vraiment allier frugalité et technologie ?).
Nous nous délectons de cet état d’esprit ambiant en tant que consommateur, mais surtout en tant que marketer et communicant.
Oui, nous vendons peut-être des objets ou services parfois inutiles et à l’empreinte carbone honteuse, mais nous faisons aussi le bonheur de nos concitoyens. Et ça, ça fait du bien au moral, ça nous gargarise, et finit par nous dédouaner.
Du coup on y va franco, on distribue des incitations au bonheur en veux-tu en voilà, quitte à asphyxier nos audiences, à leur mettre la pression, à les inciter à consommer toujours plus de produits et services “happy” et “healthy” dans l’objectif de réaliser un jour ce rêve de béatitude et de pleine satisfaction.
Alors qu’on sait bien au fond que l’humain étant ce qu’il est, la satisfaction n’est pas pour demain. C’est bénéfique du point de vue business, c’est déprimant du point de vue humain.
La fameuse quête de sens et de bien-être est devenu un objet marketing.
D’ailleurs ceux qui ne se sentent pas concernés, parce que bien dans leur job, heureux de ce qu’ils ont déjà, qui dorment bien, ou n’aiment pas les tisanes détox avec des ingrédients dont ils ne parviennent pas à prononcer le nom, se voient souvent taxés de losers : ils n’ont pas le courage de remettre en question le statu quo de leur petite vie tranquille et de regarder en face leurs vrais besoins et envies.
Ce qui était censé être une quête personnelle se transforme en injonction collective (y compris au travail !) : faisons corps avec notre corps, transformons-nous, disruptons-nous !
La raison d’être : outil de purpose washing ?
Les mentalités évoluent malgré tout. Un souffle nouveau re-balaie les cartes, tant au niveau des citoyens que des institutions. La loi PACTE adoptée en avril 2019 consacre l’entreprise non plus comme une structure de profit uniquement, mais aussi de création et de partage de valeur. Ce changement est censé permettre aux entreprises de renforcer l’importance des enjeux sociaux et environnementaux dans leur prise de décisions, et de privilégier une vision sur le long terme des conséquences de leurs actions.
La notion de “raison d’être” est aussi inscrite dans la loi, comme une incitation pour les entreprises à questionner et/ou consacrer leur engagement en tant qu’objet social.
L’étape ultime de cette loi à “palier”, est de devenir “entreprise à mission”, sorte de consécration qui vise à inscrire la mission sociale de l’entreprise dans ses statuts. Un organe de suivi, où les salariés sont représentés, est chargé de vérifier la conformité des décisions de gestion de l'entreprise avec sa mission.
Cette loi PACTE est certes encourageante, c’est un signe que l’Etat souhaite pousser les entreprises à aller vers une prise en compte de leur impact social et environnemental. Je ne questionnerai pas ici l’honnêteté intellectuelle derrière cette loi (écran de fumée ou volonté authentique ?). Elle permet en tout cas aux entreprises déjà sensibilisées de pousser plus loin leur engagement, et aux autres de se questionner. Le monde change, les attentes des consommateurs changent, elles devront tôt ou tard répondre au souhait d’engagement et d’utilité sociale des citoyens.
Mais si je me fais l’avocat du diable, pour les entreprises qui restent bloquées sur les anciens paradigmes, c’est aussi une occasion rêvée de purpose/mission/green/social… washing. Et qui est censé faire monter la mayonnaise médiatique autour d’un projet vide de sens dans ces cas-là ? Le communicant.
Welcome to the cruel world.
Alors comment fait-on ?
Spoiler alert : je n’ai pas la réponse. Mais voici ce en quoi je crois :
Nous, communicants et marketers, avons pour mission de repenser nos métiers et nos méthodes, afin de redonner de la valeur aux produits et services que nos structures conçoivent, promeuvent et vendent. On est doués pour faire du bruit, alors servons-nous de ce talent à bon escient ! Concrètement, cela signifie, en interne, de promouvoir le respect :
des utilisateurs et citoyens dans leur globalité, et ne pas créer toujours plus pour moins cher (réhabiliter le concept “d’utilité”).
des personnes qui conçoivent et permettent aux produits et services d’exister (je pense notamment aux agriculteurs, souvent mal-aimés, en tous cas dédaignés, alors qu’ils nous offrent l’essentiel).
de l’écosystème qui nous entoure, et s’intégrer à lui plutôt que de l’obliger à s’adapter à nous (s’inspirer de l’économie symbiotique).
de nous-mêmes également, et cela passe par oser revendiquer un droit à dispenser une pédagogie, une évangélisation quant à cette vision plus frugale, pragmatique et harmonieuse de notre rapport au monde.
Nous avons un effort collectif énorme à fournir. Et les changements de comportement en terme de consommation, que nos métiers ont poussés à l’extrême pendant des décennies, mettront plus d’une génération à changer. C’est pourquoi, prenons le train sans tarder !
Qui sait, peut-être qu’en prenant position pour changer les mentalités et schémas en entreprise, le travail sur la raison d’être que les COMEX s’apprêtent à faire sera plus éclairé et plus tourné vers la quête de sens et une conscientisation du rôle des entreprises dans les bouleversements sociaux et environnementaux.
Aidons nos entreprises à faire émerger un nouvel imaginaire et un récit collectif, changeons-les de l’intérieur, prenons position. Participons nous aussi à l’émergence d’un nouveau contrat de société. On n’atteindra peut-être pas le bonheur, mais un peu plus de sens sûrement.
Récapitulatif des sources :
✏️ Article de Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet pour l’Institut Jean Jaurès : La France : patrie de la collapsologie ?
👉 Article paru dans Courrier international : Et si la fin du monde était une bonne nouvelle ?
👉 Article paru sur Welcome to the jungle : Bullshit jobs : votre métier a-t-il un sens ?
✏️ Article paru sur In’fluence magazine : Le marketing du bonheur ne va pas te rendre plus heureux
✏️ Article paru dans L’ADN : Doit-on vraiment chercher le bonheur à tout prix ?
✏️ Article paru dans La Parisien Etudiant : Fiche métier : responsable du bonheur
✏️ Article paru dans Equinox : Giuseppe Cavallo, auteur du Marketing du bonheur : “le consommateur a besoin de sens”
➡️ Explication de la raison d’être dans la loi PACTE (site web economie.gouv.fr)
➡️ Site web de la Communauté des entreprises à mission
✏️ Interview de Benoit Heilbrunn parue dans Le Hub de La Poste : Comment concilier frugalité et création de valeur ?
Sources supplémentaires :
🎥 Emission sur BFM TV “Objectif : raison d’être” présentée par Cyrielle Hariel
C’est fini pour aujourd’hui !
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Aurélie